J’ai été invité pour une courte entrevue à l’émission Matins sans frontières animée par Charles Lévesque à Radio-Canada Windsor (Ontario) (lien ici, mais les chapitres ne sont pas séparés. Il faut donc avancer jusqu’à 7h50 dans l’émission du 24 octobre 2024). Je vous partage ici mes notes prises en préparation de mon intervention (l’entrevue n’a pas recoupé ce que j’avais préparé).
L’invitation tournait autour du sujet des bienfaits cognitifs des jeux vidéo, à partir d’un article:
Wild, Conor J., Sydni G. Paleczny, Alex Xue, Roger Highfield & Adrian M. Owen. “Characterizing the Cognitive and Mental Health Benefits of Exercise and Video Game Playing: The Brain and Body Study.” [URL pré-publication]
Important : cet article n’a pas encore été évalué par les pairs, ce qui est le processus standard de publication scientifique. On parle donc d’un article qui a été déposé en préimpression, avant l’évaluation. Ce dont on parle n’a pas été validé par d’autres experts du domaine encore. C’est quand même un article sérieux écrit par des experts, mais tout ce qu’on dit ce matin est sous réserve que ces résultats décrits soient confirmés ensuite par des pairs. C’est dommage que les médias s’emparent de ça sans attendre, aussi je vais plutôt donner du contexte autour de la question que de parler de l’article lui-même en profondeur.
Le point de départ des auteurs de l’article, c’est qu’il faut mieux documenter et préciser des effets plutôt vagues qu’on associe aux jeux vidéo et à l’exercice physique. On a voulu étudier les deux conjointement.
Bienfaits et méfaits du jeu vidéo
La recherche sur les effets psychologiques et physiques des jeux vidéo est souvent contradictoire. Beaucoup d’articles publiés notent des bienfaits (depuis longtemps on a démontré que les jeux vidéo améliorent la coordination œil/main et les habiletés de résolution de problèmes). Des études montrent qu’on peut aussi améliorer les habiletés de visualisation spatiale, et la vitesse de réponse ou d’exécution. Certains genres de jeux peuvent aider avec la lecture ou les mathématiques, l’apprentissage d’une langue, mais aussi la mémoire de travail et la prise de décision. On a utilisé des jeux pour des thérapies aussi, de plusieurs types, avec succès (gestion des émotions, communication, désensibilisation à des stimuli qui induisent des paniques, etc.). Mais d’autres études rapportent des effets négatifs, notamment sur l’attention, ou sur la santé mentale. Les auteurs de l’étude veulent donc mesurer de manière séparée les différentes fonctions cognitives et les aspects de la santé mentale, pour les lier avec le niveau d’activité physique ou d’exercice et le niveau de pratique des jeux vidéo de leur échantillon.
Méthodologie et résultats
Ils ont distribué un sondage et des exercices cognitifs à plus de 1000 participant.es au Canada, aux États-Unis, en Angleterre et en France. C’est la population adulte (18 ans et plus) avec un accès internet et qui parle anglais qui est visée, ce n’est pas une étude sur des gamers prototypiques. L’âge moyen de l’échantillon est 55 ans; 61% de femmes; un tiers à la retraite; 25% sont des joueurs fréquents (ont joué au moins 3 h par semaine dans la dernière année), 40% des joueurs occasionnels (moins de 3h par semaine), 34% ne sont pas des joueurs de jeux vidéo du tout (0 heures par semaine).
Les résultats qu’ils obtiennent, c’est un lien positif entre l’exercice physique et la santé mentale (ça augmente la sécrétion d’endorphines, de sérotonine, de dopamine, et réduit l’anxiété et la dépression), mais pas de lien entre exercice physique et cognition en soi. L’exercice mène à un meilleur sommeil, ce qui peut indirectement améliorer l’humeur, ce qui peut aider les fonctions cognitives, mais c’est pas un lien direct. L’exercice donne une meilleure santé cérébrovasculaire (l’apport de sang au cerveau) qui peut protéger contre le déclin cognitif. Et de l’autre côté, un lien positif entre le fait de jouer à des jeux vidéo et certains aspects des fonctions cognitives (la mémoire à court terme et le raisonnement) plutôt que d’autres (comme les compétences verbales), mais pas de lien entre le jeu vidéo et la santé mentale – ni positif, ni négatif.
Corrélation, pas causalité
La grande chose qu’il faut retenir, c’est que l’étude a observé une corrélation entre le fait de jouer plusieurs heures à des jeux vidéo de façon régulière et le fait d’avoir de bonnes fonctions cognitives. On ne le répétera jamais assez, une corrélation n’est pas une causalité. Peut-être que jouer à des jeux vidéo permet d’améliorer nos fonctions cognitives, mais peut-être aussi que les gens qui ont de bonnes fonctions cognitives aiment jouer aux jeux vidéo parce que ça leur convient, ou que les gens qui ont de mauvaises fonctions cognitives ont essayé les jeux vidéo quelques fois et s’en sont désintéressé depuis un bout de temps et préfèrent faire autre chose. Il faudra mener plus d’études pour voir ça, probablement longitudinales pour suivre des populations dans le temps.
Un peu de contexte : le cas Brain Age
Brain Age, c’est une série de jeux publiée par Nintendo depuis 2005, d’abord sur Nintendo DS, puis un récent jeu sur Switch en 2019. Ces jeux sont inspirés des travaux du docteur en neurosciences Ryuta Kawashima. Le principe est de jouer à des mini-tests cognitifs pour garder le cerveau actif : des exercices sudoku, des mathématiques, de la reconnaissance de patterns, etc. Par exemple, on a une série de bulles avec des lettres (A, B, C, …) et des chiffres (1, 2, 3…). On doit tracer une ligne pour relier les bulles en alternant : A –> 1 –> B –> 2 –> C –> 3, etc.
L’idée est de jouer un peu chaque jour pour se garder actif; ce serait comme faire un peu d’exercice tous les jours. Mais des recherches ont montré que ça et d’autres jeux du genre n’ont en réalité pas d’impact significatif et durable en-dehors des tâches précises qu’ils nous donnent à faire dans le contexte du jeu. Alors on va devenir très bons pour relier des bulles A 1 B 2 C 3, etc., mais ça ne nous aidera pas dans nos tâches cognitives de la vie quotidienne.
Le jeu vidéo comme trouble (APA / OMS)
En 2013, l’American Psychiatric Association a ajouté le Internet gaming disorder à l’appendice du DSM 5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Ça a fait en sorte que dans les 4 années suivantes, la recherche sur le jeu vidéo et ses effets sur la psychologie a triplé de volume (on est passé de 480 publications à plus de 1200).
En 2017, l’OMS a proposé d’ajouter le « gaming disorder » au ICD-11 (International Classification of Diseases, 11e révision). Il vient avec deux variantes, pour le jeu principalement en ligne (sur internet), ou principalement hors ligne (jeux solo mais aussi avec quelqu’un d’autre en présence physique). C’est dans la catégorie « disorders due to addictive behaviours » – troubles dus à des comportements d’addiction ou de dépendance, et décrit comme suit:
Gaming disorder is characterised by a pattern of persistent or recurrent gaming behaviour (‘digital gaming’ or ‘video-gaming’), which may be online (i.e., over the internet) or offline, manifested by: 1. impaired control over gaming (e.g., onset, frequency, intensity, duration, termination, context); 2. increasing priority given to gaming to the extent that gaming takes precedence over other life interests and daily activities; and 3. continuation or escalation of gaming despite the occurrence of negative consequences
Le seul autre trouble dans cette catégorie, c’est le gambling disorder (pour les jeux de hasard et d’argent). C’est bien qu’on distingue les deux, parce que pendant longtemps on parlait de troubles de jeu compulsif en incluant le jeu vidéo, alors que c’est un rapport assez différent quand même. Le jeu vidéo, c’est plutôt l’évasion que la perspective de gains ou la promesse de s’enrichir, et les impacts financiers ne sont vraiment pas les mêmes. Qu’on reconnaisse que jouer à des jeux vidéo, ce n’est pas la même chose que de jouer à la loterie ou au casino, c’est bien!
Le jeu vidéo comme loisir, divertissement, hobby?
Mais en même temps, ça pose des questions. Pour la majorité des gens, jouer à des jeux vidéo, ça va dans la même catégorie que regarder des films, des séries télé, lire de la littérature ou des bandes dessinées, regarder la télé; c’est consommer des œuvres d’art ou des produits culturels, ou du divertissement. C’est l’industrie des médias audiovisuels. Pour d’autres qui jouent en ligne avec leurs amis dans des matchs en équipe, c’est comme jouer aux cartes, ou jouer au hockey, ou regarder le hockey entre amis. C’est un événement social et une occasion de passer du temps entre amis. Et vous voyez, on ne trouve pas dans le ICD-11 de l’OMS, dans la catégorie « disorders due to addictive behaviours », des problèmes de comportement parce qu’on est accro aux séries télé, aux vidéos YouTube, au football ou au hockey. Et ce même s’il y a des gens qui ne ratent aucune partie de leur sport préféré, qui sont de mauvaise humeur après une défaite, qui passent leur fin de semaine à regarder une série complète de façon boulimique en enfilant les épisodes, qui s’évadent de leurs problèmes quotidiens dans la lecture ou les bandes dessinées, ou qui font du tricot toute la journée, qui sont toujours en train de gratter leur guitare.
Ces activités-là ne sont pas visées par des troubles de comportement de dépendance, elles apparaissent dans les éléments supplémentaires qui aident à établir le profil de fonctionnement des individus. Il y a la catégorie « vie sociale, communautaire et citoyenne », dans laquelle on trouve la rubrique « Loisirs », qui est définie comme:
participer à toute forme de jeu, de loisir ou de divertissement, comme le jeu et les ports informels ou organisés, le divertissement, aller dans des galeries d’art, musées, cinémas ou théâtres; s’adonner à un hobby ou au bricolage; lire, chanter ou jouer d’un instrument de musique pour le plaisir; faire du tourisme, voyager et voir du pays pour le plaisir.
ICD-11, catégorie Vie sociale, communautaire et citoyenne, rubrique Loisirs.
Le jeu vidéo n’est pas mentionné, mais il va clairement là-dedans pour la majorité des gens. Et ceux qui vont tellement souvent au théâtre, dans les musées, ou qui font du tricot, du hockey, des séries télé une obsession qui nuit à leur équilibre de vie, on traite ça à la pièce, selon la personne (dans la catégorie des troubles de comportement génériques, sans spécificité). Mais si c’est du jeu vidéo, ah! Là on a une catégorie et un trouble spécifique pour ça. C’est quand même assez curieux.
Side-quest: le jeu vidéo en ligne et les médias sociaux
En aparté, j’aimerais souligner qu’on a le gaming disorder en deux variantes, online et offline. Mais il n’y a pas de internet disorder ou de social media disorder, alors qu’on sait qu’il y a des gens qui se réfugient sur l’internet pour faire de l’évitement, et qu’on sait que les médias sociaux entraînent des effets assez nocifs chez les adolescents et les adolescentes en particulier, et qu’on sait que les développeurs de ces plateformes emploient des techniques psychologiques pour créer ou renforcer des besoins et des comportements de nature addictive – votre feed ou fil est typiquement sans fin, vous présente des nouveautés à chaque rafraîchissement, varie les types de contenu pour vous accrocher; tout est orchestré pour vous garder là le plus longtemps possible. Mais il n’y a pas de trouble lié aux médias sociaux ou à l’internet, la seule catégorie spécifique, c’est l’idée d’un trouble de gaming (de jeu vidéo) qui serait en ligne.
Le jeu vidéo comme activité comportementale
Ça nous indique qu’il semble y avoir une hésitation ou une confusion sur le jeu vidéo; comme si c’était une activité comportementale particulière parce qu’on interagit, plutôt que seulement recevoir des contenus comme avec la lecture, le cinéma, la télé ou la musique; et comme si c’était une substance addictive, ou une quasi-substance quasi-addictive. On parle parfois de ça en disant que les jeux vidéo carburent à la dopamine, l’hormone du plaisir qui serait secrétée quand on gagne à un jeu vidéo. Mais ça reste très circonstanciel. Si on joue en équipe à un jeu en ligne et qu’on réussit une manœuvre risquée ou difficile, on peut être très contents et célébrer ça comme on aime célébrer ses bons coups dans d’autres domaines (au travail, après avoir raconté une bonne blague entre amis, …). Quand on joue à un jeu solo, une grande aventure épique qui raconte un récit sur une vingtaine ou trentaine d’heures de jeu, on est rarement dans un cycle de victoires et de dopamine. On est plutôt dans une intrigue qui avance, avec des scènes parfois émotives, parfois excitantes, parfois plus cérébrales. On ne réduit pas les films d’action à des vagues de dopamine à chaque scène pour expliquer comment les gens sont accro et ne quittent pas leur siège…
La diversité du et des jeu(x) vidéo
Une bonne partie du problème, c’est qu’on voit le jeu vidéo comme un gros bloc monolithique alors qu’en réalité, c’est un domaine très varié. Il y a des jeux vidéo qui ressemblent à des pièces de théâtre, à des casse-têtes, à des films, à des sports, à des romans, à des emplois, à des séances de thérapie, à des voyages, à des biographies, à de l’ingénierie, à des jouets, à des énigmes, … c’est d’ailleurs une lacune notée par les auteurs de l’étude: ils n’ont pas réussi à trier les données selon les pratiques des répondants en matière de genres de jeux. Comme je viens de vérifier, j’ai quelques chiffres: il y a 100 000 jeux disponibles sur Steam, la plus grande plateforme commerciale de jeux vidéo sur ordinateur. Sur itch.io, la plus grande plateforme de jeux vidéo artisanaux, il y en a plus de 200 000. La base de données d’informations Mobygames, qui recense des informations sur les jeux à travers l’histoire et les pays, compte 324 000 jeux.
En espérant qu’on continue à avoir de bonnes études sur le sujet, de manière à pouvoir tracer plus précisément les contours des effets, bienfaits autant que méfaits, de la pratique dans toutes ses déclinaisons et complexités!